Une chasse aux Nègres Marrons
Après avoir dormi quelques heures, les noirs qui nous accompagnaient s’étaient mis à rallumer le feu; ils s’en rapprochaient toujours un peu davantage, au point qu’on eût pu croire qu’ils allaient se rôtir. Accroupis sur leurs talons, les coudes sur les genoux, les mains ouvertes devant les flammes, ils se torréfiaient avec une délectation qui nous est inconnue, à nous autres gens du nord.
Au milieu de ces immenses forêts, le sauvage de l’Amérique septentrionale grelotte devant quelques tisons qui donnent moins de flammes que de fumée ; l’Hindou, débilité par son climat trop énervant, demande grâce au dieu du jour, et divinise ses rivières ; l’Africain s’épanouit à cette température brûlante, appropriée à sa nature comme le soleil tropical qui l’enivre et l’exalte. Je me rappelais donc cette rencontre, continua Maurice, et je me promettais de bien regarder si je découvrirais le vieux noir à cheveux blancs que je ne connaissais point, et qui m’avait appelé si familièrement par mon nom. Pendant que nous étions tous arrêtés dans les rochers, l’envie me prenait dé raconter ce que j’avais vu ; mais la crainte de n’être point écouté m’arrêtait aussitôt. Les anciens, qui sont assez sujets à mentir, s’imaginent toujours que les jeunes veulent leur en faire accroire, et puis on n’aime pas passer pour un poltron, tout simple- ment parce qu’on a eu le malheur de voir quelque chose de plus que les autres. Ces réflexions-là se croisaient dans ma tête, et bien d’autres encore, car on ne réfléchit jamais si bien que quand on est un peu las. Tenez, Messieurs, couchez-vous dans la forêt ; les oiseaux et les insectes se remettent à chanter et à bourdonner de plus belle; reprenez votre marche, ils se taisent et disparaissent. Ainsi font les idées qui assiègent le cerveau quand les jambes s’arrêtent; dès qu’on recommence à courir, tout cela s’envole !
Après quelques instants de halte, nous entendîmes un caillou retentir sur les pierres du ravin, et quand il tomba, après avoir longtemps ricoché dans le torrent qui roulait à nos pieds, nous étions debout. Chacun se prépara à gravir la rampe de son côté; pour cela, il faut s’accrocher aux lianes, poser le genou sur une pointe de rocher, se soutenir du coude à de vieilles racines vermoulues qui se brisent souvent, et on se sent glisser. Dans ces moments-là, on se rattrape à tout, à des épines, à des ronces qui déchirent les mains et les mettent en sang, on s’écorche les pieds, on se frotte le visage sur une terre humide, on fait rouler sous soi toute une avalanche de petites pierres qui se détachent du sol et tombent avec bruit jusqu’au fond du précipice; enfin on s’arrête dans sa chute sur quelque tronc d’arbre plus solide, on reprend haleine et on s’assure qu’on a reculé d’une vingtaine de toises.
— A ce train-là, on se trouve au bout. de quelques heures précisément au fond du ravin, dit le docteur.
— Et quand on veut descendre, on est tout aussi embarrassé , reprit le créole ; mais, à force de chercher, on découvre quelque sentier moins impraticable ; on rampe, on avance doucement en retenant son haleine, sans regarder derrière soi, les yeux fixés sur le sommet qui semble reculer toujours, car les montagnes sont en général dix fois plus élevées qu’elles ne le paraissent. Il y a bien des choses dans la vie qui fuient et s’éloignent quand on croit les tenir. Aussi, quand; on a de l’âge, on va plus doucement, parce qu’on sait qu’il faut aller longtemps; mais j’étais jeune alors et je brûlais d’impatience d’arriver là-haut.
Ennuyé de lutter contre une rampe aussi inabordable, je filai un peu à droite en tournant à travers des petits chemins tracés sans doute par les chèvres. Je me mis à courir, à sauter ; je ne me sentais plus. Tout à coup je sortis de cette masse d’ombre que les cimes voisines projetaient sur le ravin, et le soleil m’éblouit; le coeur me battait violemment parce que j’avais marché trop vite, et aussi parce que j’allais aborder le plateau des Palmistes, c’est-à-dire le camp des noirs marrons.
A cette heure-là, les brigands doivent dormir, pensais- je en moi-même; mes compagnons auront le temps d’arriver avant qu’ils se remettent en campagne. Nous sommes sûrs de les atteindre. — Et je me glissai avec précaution à travers les bois noirs : il y avait çà et là des branches cassées; l’herbe était foulée autour de moi; tout m’annonçait que j’approchais du camp, et j’en eus bientôt la preuve. Comme j’allongeais la tête sous les broussailles, en écartant d’une main des racines qui semblaient entortillées exprès pour faire tomber les passants, mon genou se posa sur une pointe de bois, et je ressentis une si vive douleur que je m’arrêtai tout court. Ces petits bâtons bien aiguisés,-durcis au feu et plantés dans les sentiers qui conduisent à leurs camps, sont une terrible défense dont les nègres tirent un grand parti : si cette maudite invention n’arrête pas les patrouilles, au moins elle les force à marcher avec précaution-, et met ainsi les fugitifs à l’abri d’une attaque subite. Un homme, un blanc qui porte un fusil sur son épaule, être mis hors de combat pour quelques lignes d’un morceau de bois qui s’enfonce dans le talon!… quelquefois même rester infirme pour toute sa vie, traîner le pied devant ses esclaves qui rient en cachette et ont l’air de dire : « Quand je me sauverai à mon tour, ce ne sera pas toi qui viendras me prendre !» C’est bien humiliant !
Ma blessure saignait beaucoup ; je la liai avec un mouchoir, après m’être frotté d’eau-de-vie tout le genou, et je n’avançai pas davantage ; j’aurais même donné quelque chose pour avoir fait un pas de moins. Puis, je ne sais si les oreilles me tintaient par l’effet de la douleur, mais il me sembla entendre rire à mes côtés. J’écoutai avec attention ; une voix qui ne m’était pas tout à fait inconnue parlait en s’éloignant J’arme mon fusil, j’essuie la pierre, je la rafraîchis en frappant dessus avec mon couteau, et je me hasarde sur la lisière, du bois. Ce que j’aperçus dans la plaine, Messieurs, j’aurais cru le voir en rêve, si le soleil qui étincelait de toutes parts ne m’eût forcé de reconnaître que j’avais bien les yeux ouverts. Figurez-vous une trentaine de noirs groupés çà et là au pied des palmistes, les uns tout nus, les autres vêtus d’une couverture nouée sur les épaules, comme les Hottentots du Cap ; ceux-ci coiffés d’un chapeau sans bords et habillés par en haut d’un gilet sans manches, ceux-là serrés dans un pantalon auquel il manquait une jambe. Pour la plupart, ils tenaient à la main des bâtons faits en forme de massue ou armés d’une pointe de fer; quelques-uns avaient à la ceinture des couteaux bien aiguisés; ceux que couvraient à demi des lambeaux d’habillements volés dans les habitations paraissaient misérables ; ceux dont la peau reluisait au soleil, librement, à l’état de nature, représentaient au moins l’homme sauvage : le noir est vêtu de sa couleur. Il y en avait là de plusieurs races ; mais le vieux Malgache que je cherchais des yeux ne faisait point partie de la bande. Il me sembla que les marrons venaient de terminer leur repas ; on voyait des petits tas de cendres sons lesquels ils avaient fait cuire des bananes et des patates douces, quelques tiges de palmistes effeuillées. La faim me talonnait, et j’aurais volontiers dévoré les pêches à moitié mûres que je portais dans mon sac, mais j’étais en face de l’ennemi. Tons ces esclaves amaigris par la fatigue, réduits à se procurer au prix de mille dangers une nourriture souvent insuffisante, à errer dans les montagnes comme les bêtes malfaisantes qui craignent le. fusil du chasseur, à se cacher dans les trous en attendant l’heure du pillage, tous ces esclaves échappés des quatre coins de l’île, après y avoir été jetés de dix endroits différents de la côte d’Afrique, n’avaient pourtant qu’une pensée, et cette pensée leur donnait le courage de continuer cette misérable existence ; ils s’étaient affranchis du travail et se trouvaient heureux. A cette différence qu’ils n’avaient rien de gracieux et que la cage était ouverte, je, me rappelais, en voyant ces vilains noirs campés dans la plaine fermée de rochers, les grandes volières dans lesquelles les planteurs des villages rassemblent les oiseaux de tous pays. J’éprouvais donc quelque envie de les troubler dans leur fainéantise en tirant un coup de fusil au milieu de la bande, mais un sifflement aigu les réveilla comme par enchantement. En une seconde, ils se dressèrent sur leurs pieds, saisirent leurs bâtons, et échangèrent quelques signes avec celui qui venait de donner l’alarme. C’était un Malais, petit, trapu, bon coureur; je l’ajustai à l’instant où il débouchait sur la plaine, mais il fit un geste pour me narguer; la balle avait sifflé à ses oreilles sans l’atteindre. Avant que mon fusil fût rechargé, les marrons, en pleine déroute, s’étaient dispersés comme un troupeau de chèvres; ils couraient, sautaient par-dessus les buissons, se faufilaient à travers les bois, en cherchant à gagner le morne des Palmistes. Les créoles de Saint-Benoît, arrivés à l’instant même par le côté de l’étang, les traquèrent avec vigueur; mes compagnons s’avancèrent rapide- ment par l’autre extrémité de la plaine, et quelques traînards de la troupe des marrons furent faits prisonniers. On les confia à un détachement qui devait les emmener à la geôle, et on convint de poursuivre le reste de la bande dans ses derniers retranchements; j’étais trop animé pour songer à ma blessure, et je résolus de faire la campagne jusqu’au bout. On eut quelque peine à désarmer les captifs, qui se défendaient comme les grands singes d’Afrique, avec des pierres et des bâtons. Dans ces cas-là, on est en colère et on ne peut pas trop ménager ses mouvements, « Où est Quinola? demanda un créole à. un vieux noir qui avait reçu au front un coup de crosse. — Je ne sais pas, ré- pondit celui-ci. — Quand l’as-tu vu ? — Il n’y a pas longtemps. » Et comme nous nous regardions avec surprise, il ajouta : « Quinola n’est pas mort ; il ne veut pas mourir dans l’île. »
Scènes et récits des pays d’outre-mer, Théodore Pavie (1811-1896), 1853, page 103.